La Plume viciée (4) : Le monde merveilleux de Diane de Monjouy

Résumé de l’épisode précédent : épisode plutôt à lire dans son intégralité puisqu’y était relatée l’apparition de Diane dans les bains féminins du Château. Au-delà d’y avoir montré les splendeurs de son jeune corps, elle a surtout montré l’agilité d’une langue flatteuse, faite pour plaire à ses interlocutrices. Malheureusement pour elle, Isolde boit elle aussi ses paroles, ne voyant pas combien sa protégée est experte dans l’art de manipuler son monde…

Bien que cela faisait six mois que Diane travaillait pour La Gazette et donc qu’elle avait ses entrées au Château, à chaque fois le cœur lui battait quand elle traversait le pont qui l’y menait. Elle utilisait pour cela une des chaises à porteurs qui attendaient à l’entrée. Venir à pieds eût suscité les suspicions et Diane ne voulait prendre aucun risque. Du reste, elle n’aimait à marcher que dans des beaux jardins.

Son cœur battait, donc, le temps des quelques minutes de la traversée. À chaque traversée, c’étaient des ça y est ! Quand je songe que j’en fais partie ! Certes, elle n’avait qu’une noblesse d’emprunt, mais la route qu’elle se proposait de suivre lui permettrait d’y suppléer. Et cette noblesse n’était pas si importante. Isolde l’avait dit, ce qui comptait, c’était le fait de se trouver au Château. N’empêche, elle était bien contente de disposer de deux ingrédients afin de consolider le ciment de son nouveau statut.

D’abord, ses connaissances et sa capacité à écrire. Elle plaisait et, plus important que tout, savait comme s’y prendre, maîtrisait parfaitement les formules pour épater.

Ensuite, le goût qu’avait pour elle Isolde, goût qui ne nécessitait que de petites contraintes comme baiser des lèvres un peu vieilles et prodiguer des caresses à un corps fripé. Une heure juste de temps en temps, ce n’était pas la mer à boire. Ah ! Il y avait aussi une autre qualité qui lui permettait d’être là où elle se trouvait : sa grande capacité à s’adapter aux personnes qu’elle rencontrait. Dès son entrevue pour se présenter à la gazette, elle s’était ajustée à Isolde. Elle s’était renseignée sur elle, avait découvert que c’était une femme soucieuse de défendre les intérêts des femmes. Aussi bien Diane s’était-elle empressée d’écrire son petit manifeste. Cela l’avait amusée d’ailleurs, elle n’avait pu s’empêcher de ricaner à certaines tournures. En tout cas l’entreprise avait merveilleusement fonctionné. Mais rien de surprenant aux yeux de Diane. Encore une fois, faire semblant d’être intéressée, donner l’impression à son interlocuteur qu’il est quelqu’un de spécial, qu’on a de la sympathie pour lui, de l’amitié ou, dans le cas d’Isolde, de l’amour, tout cela était tellement simple ! Il fallait juste accepter de s’abaisser pour se mettre au niveau de la médiocrité. Il n’y avait lors plus qu’à cueillir les fruits. Et depuis qu’elle permettait aux vieilles mains d’Isolde de lui caresser son corps, elle n’arrêtait pas d’en faire provision. Excepté les endroits réservés à la Haute Noblesse, elle avait pénétré dans tous les lieux de bon goût du Château.  Bains, restaurants, jardins, salons, salles de théâtre et de musique, désormais elle s’y rendait régulièrement – et ne manquait jamais une occasion de le rappeler dans un article. La veille, elle avait ainsi dîné au Jardin des Saveurs, le restaurant de l’aile ouest du Château. Le chef, connaissant la bienveillance des articles de Diane de Monjouy, l’avait invitée afin de lui faire goûter de nouveaux plats qu’il voulait intégrer à sa carte. Diane était venue accompagnée d’une de ses nouvelles amies et, tandis qu’elle goûtait une bouchée de Carré d’Agneau en Croûte d’Herbes et Jus de Thym, elle se disait qu’à la réflexion, non, ce n’était pas les autres imbéciles de lectrices qui étaient spéciales, comme elle le leur assurait à longueur d’articles, mais bien elle. Le bon goût, le luxe du lieu, le raffinement des mets, des vins, tout cela s’accordait tellement avec sa délicatesse, son intelligence, sa petite personne…

Au beau milieu de son carré d’agneau, le chef vint la voir pour lui demander son avis.

— Oh ! Monsieur ! C’est tellement doux ! dit-elle simplement.

En vérité, c’étaient là les mêmes mots qu’une horizontale de luxe eût pu proférer après avoir écarté les jambes pour un grand seigneur. La comparaison fit sourire Diane intérieurement. Pourtant, il n’y avait pas de quoi sourire, mais, quand on y songeait, à quoi tenait donc le bonheur ? Un joli sourire, des yeux emplis de bienveillance, de gentilles paroles et l’on obtenait tout ce que l’on voulait. Elle n’avait pas besoin d’en dire plus. Monsieur Beauvilliers devinait quant à lui que le lendemain, paraîtrait dans La Gazette un article élogieux sur son nouveau plat. Il serait content, tout comme le serait aussi Diane. Elle serait de nouveau invitée et, surtout, elle allait mettre dans l’esprit de ses lectrices cette idée : Quelle chance elle a de déguster de tels mets ! Que ce doit être bon de s’appeler Diane de Monjouy !

Ce n’était pas son vrai nom mais décidément, rien de douloureux à cela. Ce Château était une telle foire aux vanités, une telle comédie ! Tout de même, il lui fallait faire attention. Mais tant qu’elle laisserait Isolde lui lécher son bouton de rose, il n’y aurait rien à craindre.

Après, c’était un peu agaçant que de se sentir tributaire d’Isolde. Que se passerait-il si elle lui demandait d’aller lécher d’autres boutons de rose pour voir si elle s’y trouvait ? Révélerait-elle à tous que Diane de Monjouy se nommait en réalité Diane Audureau ? Diane ne le pensait pas, mais il convenait pour elle de parer à toute éventualité. Il fallait qu’elle continue de se faire connaître et de se rendre indispensable par ses articles. Se lier à d’autres personnes puissantes, se ménager une nouvelle protectrice ou, pourquoi pas ? un protecteur. Se trouver dans le lit d’un homme ou d’une femme, après tout, ce n’était guère qu’une différence de nature dans les frottements d’épidermes, cela l’indifférait assez. Suivre le modèle d’Isolde, s’attacher un vieux mari plus ou moins impotent, pourquoi pas ? – même si, dans le cas d’Isole, cet alliançage avait été ménagé par ses parents et l’avait rendue fort malheureuse, avant qu’elle ne prenne de l’autorité et s’accommode de multiples amants pour assouvir les besoins du cœur et des sens.

L’idéal serait finalement de consolider ce titre d’emprunt. Elle avait entendu parler de l’existence d’un maistre, le chancelier des titres. Il tenait un registre faisant continuellement le point sur les familles nobles, leurs descendants et leurs ascendants. En discutant avec des dames, Diane avait compris, grâce à certaines remarques ironiques concernant ce maistre, qu’il existait probablement une petite cuisine pas très propre mais efficace pour consolider ou obtenir un titre.

— Ah ! J’imagine que certaines personnes ont pu affermir, rendre inattaquable un titre ou un nom obtenus un peu légèrement ? avait un jour demandé ingénument Diane.

— Ah ça, ma chère Diane, vous ne sauriez imaginer !

— Et comment dites-vous que ce chancelier s’appelle ?

— Maistre Bardon.

Bardon… bien, elle se souviendrait de ce nom.

La chaise à porteurs avait franchi le pont et était arrivée dans la cour principale. Tandis qu’elle glissait une pièce dans la main d’un des hommes, elle sentit le regard de l’autre porteur s’attacher sur son cul. Intérieurement, elle sourit. Facile, tellement facile ! Bien présenter, donner une image belle et accoisante aussi bien pour les femmes que pour les hommes. Il ne fit pas autre chose quand elle gravit le large escalier extérieur. Deux jeunes gardes étaient postés tout en haut. Sans doute quelques apprentis chevaliers officiant dans l’une des deux rudes écoles qui officiaient à l’intérieur du Château. Ils avaient l’air bien jeunots, bien benêts, mais enfin, qui savait ? ils pourraient un jour lui servir.

Alors qu’il ne lui restait plus qu’une dizaine de marches, elle ralentit imperceptiblement son allure, ajustant son port de tête et redressant ses épaules. Son dos se courba légèrement, soulignant la ligne élancée de sa silhouette. Ses hanches s’animèrent d’un mouvement subtilement ondoyant, tandis que les plis de sa robe glissaient autour de ses jambes, révélant par moments la délicatesse des chevilles. Chaque pas calculé accentuait la légèreté de sa démarche, la robe jouant avec la lumière et les ombres. Sa poitrine, fermement soutenue par la découpe serrée de sa robe, se gonflait à chaque respiration, accentuant la rondeur et la plénitude la gorge.

Pour les jeunes gardes qui avaient la gueule cramée par le soleil depuis deux heures, c’était là un spectacle bien réconfortant. Et ce n’était pas fini, puisque Diane, arrivant à leur niveau, leur adressa un sourire énigmatique accompagné d’un mélodieux que voilà deux jeunes gens consciencieux dans leur travail ! Permettez-moi de vous sourire en guise d’encouragement.

C’était peu, mais, pour les deux apprentis, suffisant pour illuminer leur journée, d’autant qu’une fois la belle brune passée, ils purent tourner la tête et admirer des fesses qui, telles deux lune jumelles se balançant doucement, achevèrent de les réconforter et de se dire que monter la garde était finalement une activité pas si inutile. En tout cas, il fallait qu’ils découvrent l’identité de l’élégante et gentille demoiselle. Ils en parleraient à leurs camarades le soir.

Quand Diane eut pris un couloir sur la droite, disparaissant de la vue des gardes, elle cessa de faire rouler les deux lunes jumelles et marcha normalement.

Facile ! Tellement facile ! Tous ces jeunes coqs étaient si bêtes !

Les vieux l’étaient-ils autant d’ailleurs ! Décidément, elle ne cessait de songer aux vieux bonhommes dernièrement. Oui, s’en attacher un, pour le cas où sa liaison avec Isolde ne lui permette plus de garder le nom de Monjouy

Monjouy…

Diane de Monjouy…

Le hasard de cette association était plutôt agréable à l’oreille, elle lui plaisait fort… du meilleur effet sur la couverture d’un livre.

Car tel était l’autre grand but dans la vie de Diane, en plus d’avoir un nom et d’avoir droit de faire du Château un terrain à la hauteur de ses qualités. Devenir écrivelle. Comprenez, une écrivelle reconnue, balayant de son art les Agnès de Valrose, Mélisande Clairmont, Isabeau Desrosiers et autre Élise de Lys. Noble dame, esprit libre, écrivelle de génie, telle devait être sa destinée. Mais pour lui faciliter la tâche, elle voulait d’abord user de sa puissance de gazetière comme d’un marchepied. Elle préférait attendre encore un peu avant de proposer à Faumiel de publier une des histoires qu’elle avait déjà écrites. Elle en avait d’ailleurs touché deux mots à Cyrielle, l’autre gazetière rédactrice, histoire de tâter le terrain.

— Franchement, Diane, à en juger l’élégance de ta plume, il n’y a pas d’inquiétude à avoir, je suis sûre que tes récits plairaient.

Propos rassurants, mais Diane se méfiait. Cyrielle était quelqu’un de foncièrement bon, c’était là chose entendue, mais une nuance dans le ton incitait Diane à ne pas prendre ses encouragements pour argent comptant.

Au fond, elle ne pense pas ce qu’elle dit, elle me jalouse et aimerait me voir faillir.

Elle se trompait.

Mais à moitié seulement.

Que Cyrielle la jalouse était impossible. Son aînée, âgée de trente-sept ans, avait une vaste culture et passé une partie non négligeable de sa vie à forger un art du récit qui avait tendance à dédaigner les quolifichets stylistiques de sa cadette. Elle respectait cela, mais faisait toujours un peu la moue quand elle lisait ses articles — tout comme C*** de V***, elle avait elle aussi froncé les sourcils à la lecture des panégyriques des quatre écrivelles contemporaines.

Diane se trompait donc, impossible qu’elle fût jalouse et encore plus qu’elle souhaitât la voir connaître une déconvenue. En revanche, qu’elle ne pensât pas ce qu’elle disait, c’était juste.

Elle aussi feignait… décidément, il faudrait la tenir à l’œil. Ou bien redoubler de bienveillance envers elle. Du reste, quand les deux femmes discutaillaient, entre deux articles, dans le petit salon de causerie ménagé au premier étage pour les femmes, cela se passait bien. Bon, Diane n’en n’avait pas grand-chose à faire de cette vieille qui poussait le ridicule à exciter les désirs d’André Camier, le dessinateur de la gazette, mais encore une fois, elle pouvait servir, on ne savait jamais.

En revanche, la bonne entente était toujours été délicate avec Élodie Lacour, une des deux correctrices. Mettez deux belles poulardes au même endroit, il y a des chances pour qu’il n’y ait nulle concorde. Diane avait d’emblée jalousé la frais minois et les boucles blondes d’Élodie, tandis que cette dernière s’était mordu les lèvres en constatant les ressources de l’esprit de cette belle brune. Quand ces deux-là s’adressaient la parole, c’était tout un florilège de sous-entendus et de nuances pernicieuses dans le ton. En guise d’exemple, voici un échange qui eut lieu dans la salle de rédaction :

DIANE — Élodie, est-ce vrai ce que je viens d’apprendre ? Tu as été élève à l’école des apprenties Callaïdes ? (1)

ÉLODIE — Effectivement, j’ai eu cette chance.

DIANE — Et tu n’y es pas restée ? Que s’est-il passé ?

ÉLODIE — Tu le sais, les Callaïdes actuelles ne sont guère disposées à quitter leur fonction, et comme je commençais à m’ennuyer, j’ai décidé de passer à autre chose. Mais je reste reconnaissante à la formation de dame Adèle qui m’a permis d’acquérir un savoir et un polissage auquel on ne peut prétendre quand on est une jeune fille ordinaire (en disant ces derniers mots, elle fixe Diane tout en souriant légèrement).

DIANE (parvenant à contenir son trouble) — Sans doute. On m’a parlé tantôt de la présence dans cette école d’une de tes concurrentes, une certaine Sybil de Sidéro. Il paraîtrait que lorsqu’on se trouve à ses côtés, on paraît tout de suite bien fade. (sourire fugitif mais pas assez pour échapper à Élodie) De quoi décourager les vocations, j’imagine. À propos, puisque tu parles de polissage, je voulais te demander d’arrêter de polir mes manuscrits.

ÉLODIE (pincée) — Et pourquoi cela ?

DIANE — Attention ! Loin de moi l’idée de mettre en cause la qualité de ton travail. Tu fais preuve de raffinement, mais ajouté à mes choix de tournures de phrases, je trouve qu’il ajoute en confusion.

ÉLODIE (sourire goguenard) — Oh, vraiment ? Tu fais bien de me le signaler, je ne voudrais pas altérer ton style si… unique. Par exemple, dans ton dernier article, tu as écrit quelque chose comme (ici, elle restitue en improvisant à moitié et surtout en instillant dans le ton une pointe de pédanterie) « La prose d’Anaïs de Casteret nous enveloppe alors telle une soie délicate, tissée de mots choisis et de métaphores éclatantes, s’étendant avec la finesse d’un voile brodé de pensées subtiles et de nuances délicates. Chaque phrase, pareille à une arabesque élégante, danse sur la page, orchestrant un bal complexe de sentiments entrelacés et d’émotions nuancées, digne des plus grandes œuvres littéraires. » J’ai simplement suggéré : « La prose d’Anaïs de Casteret nous enveloppe doucement, avec des mots choisis et des métaphores élégantes, créant un riche tableau d’émotions. »

DIANE (piquée) — Oui, eh bien je préfère la première version. Elle est plus… évocatrice.

ÉLODIE (hausse les épaules, un sourire en coin) — Bien sûr, à chacun son goût. Les goûts, les couleurs, tout ça… Mais tu sais, parfois, la simplicité a son charme. Après tout, ce qui importe, c’est que tes lecteurs te comprennent. Mais comme tu veux, je m’assurerai de ne plus toucher à ton style distinctif. Après tout, c’est sûr, il permet d’être reconnu au premier coup d’œil. Dès la première virgule, en fait. On se dit tout de suite : « Ce que je lis ne peut qu’être du Diane de Monjouy. »

DIANE (tentant de garder son calme) — Merci, Élodie.

ÉLODIE (s’inclinant légèrement, avec un sourire triomphant) — Tout le plaisir est pour moi, Diane. Après tout, nous sommes ici pour nous entraider, n’est-ce pas ? Et puis, ne sommes-nous pas amies ?

Les autres rédacteurs buvaient du petit lait. Et, toujours malicieux, André Camier prit un crayon pour immortaliser la scène :

Au-dessous, cette légende :

— Tu es si merveilleuse, Diane.

— Tu en es une autre, Élodie.

— Tu es à l’image de ton style boursouflé.

— Et toi à celle de ta formation avortée à l’école des apprenties-Callaïdes.

— Connasse.

— Merdeuse.

Il le montra à Cyrielle qui le tança de tant de méchanceté — même si elle put difficilement empêcher un ou deux pouffements.

À suivre…

Leave a Reply